7-9 déc. 2022 Tours (France)

Appel à communication

« À qui appartient la ville ? »

La quatrième Biennale de la sociologie de l'urbain et des territoires propose de prolonger les perspectives ouvertes en 2018 autour de la thématique « Ville et capitalisme » en interrogeant, de manière plus large, la question de l'appropriation de la ville. Si la propriété foncière et immobilière fait l'objet d'une actualité scientifique toujours renouvelée, se demander « à qui la ville appartient » permet de déborder le cadre de la propriété au sens strict et juridique du terme. Cette biennale invite ainsi à appréhender toute la diversité des acteurs, des stratégies, des dispositifs, et des formes d’'appropriation de l'espace, en portant une attention particulière aux inégalités et aux résistances que cette appropriation suscite.

 Axe 1 : Qui possède la ville ? Formes de propriété et figures de propriétaire

Le capital immobilier constitue, avec les processus de mondialisation et de financiarisation de l'économie, l'un des principaux vecteurs de l’accroissement des inégalités économiques depuis le début des années 1980. Les écarts d'accès à la propriété (occupante et locative) et de valorisation monétaire de ce patrimoine immobilier se sont en effet accrus, tirant vers le haut l'ensemble du système des inégalités (entre catégories socio-professionnelles, générations, types de territoire). Au regard de cette transformation structurelle, l'état de la recherche présente un double paradoxe. D'une part, si la propriété d'occupation a fait l'objet en France de nombreux travaux dans le giron des politiques publiques visant à en démocratiser l'accession, l’investissement locatif et les investisseurs immobiliers (nationaux ou étrangers, particuliers ou institutionnels) restent mal connus. Or l'augmentation des loyers dans le parc privé des grandes villes et des métropoles forme l'un des principaux mécanismes d'accroissement des inégalités aussi bien par le haut (hausse des revenus locatifs pour les propriétaires bailleurs) que par le bas (hausse des charges locatives pour les locataires). D'autre part, le régime de la propriété, hérité de l'avènement de la bourgeoisie comme groupe social au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, connaît de profondes transformations. Le constat selon lequel « la propriété est en crise », de plus en plus partagé depuis les années 1990-2000 parmi les juristes, philosophes et économistes, a conduit à développer une pluralité de modes de conceptualisation de la propriété. De nombreux travaux se sont attachés non seulement à mettre au jour les divers régimes de propriété, à documenter leurs configurations juridiques concrètes, mais aussi à penser les diverses expériences collectives de mise en commun de ressources, de gestion collective de biens et de réappropriation de lieux (copropriété, SCI, community land trusts, ZAD, etc.).

Dans une perspective sociologique, il s'agit ici non pas de revisiter la propriété comme concept théorique ou catégorie juridique, mais d'interroger les rapports sociaux de possession et les processus conflictuels d'appropriation observables dans l'espace. « Qui possède la ville ? » devient ainsi une première déclinaison de la question « à qui appartient la ville ? ». Elle ouvre la voie à des analyses croisant la sociologie urbaine avec la sociologie économique pour éclairer les transformations contemporaines des marchés fonciers et immobiliers, et prendre en compte l'émergence de nouveaux acteurs économiques (comme les plateformes de location de courte durée, de type Airbnb) et de nouvelles formes d'appropriation de l'espace et de captation de la rente immobilière. Au-delà de l'identification des acteurs individuels et collectifs, publics ou privés, formellement titulaires de titres de propriété exclusifs, ou gestionnaires de ces derniers, ce premier axe invite à repérer les processus d'appropriation qui débordent le cadre légal des rapports de possession et instituent des formes de propriété collective par la reconnaissance de droits d'accès et d'usage. Les contributions à cet axe peuvent ainsi proposer des sociographies de propriétaires occupants ou locatifs et analyser leurs interactions et leurs rapports à l'espace envisagé comme bien privatif ou commun.

Axe 2 : Le travail d'appropriation de l'espace urbain : pratiques et conflits

L’exercice d’un pouvoir sur la ville ne passe pas seulement par la propriété des logements et des biens matériels (immeubles, voiries et impasses, réserves foncières, parcs, etc.) mais renvoie plus largement au travail individuel et collectif d’appropriation de l’espace (fixation de prix prohibitifs, mise en place de barrières d’accès et de péages urbains, établissement de marqueurs identitaires et de frontières symboliques, constitution de discours et dispositifs mémoriels, etc.). Cet axe invite dans cette perspective à se pencher sur les pratiques concrètes par lesquelles s’opèrent les appropriations socio-spatiales, qu’elles concernent le bâti ou les usages qui en sont faits. Ce sont en effet les différentes formes d’appropriation de l’espace qui donnent à un lieu (plus ou moins indifférencié) l’empreinte d’un groupe social spécifique, et contribuent en retour à le constituer en territoire exclusif ou semi-privatif, aboutissant parfois à le soustraire intégralement (ou partiellement) à l’espace public. On pourra aborder les formes de captation et de contrôle de l’espace résidentiel et urbain (du plus formel et institué au plus informel), qui s’établissent souvent au profit de groupes sociaux dominants : on pense ici à la défense des « beaux quartiers », à la patrimonialisation d’anciens sites industriels ou à la vente de bâtiments par l’État au profit d’investisseurs privés (hôtel particulier, monument historique, équipement collectif en voie de dégradation, etc.), à la « sécession - périurbanisation » ou « fortification » de certains groupes sociaux, ou encore à la gentrification, qui constituent ici une liste non exhaustive de cas emblématiques des mécanismes à l’œuvre. Il s’agira dès lors d’interroger les logiques, les permanences et les recompositions de ces transformations socio-économiques de l’espace urbain et de ses usages, au regard des dynamiques urbaines les plus récentes, notamment celles engendrées par le contexte pandémique et « l'état d'urgence sanitaire ». Les stratégies d’ancrage de la « nouvelle » bourgeoisie économique, les frontières qui s’établissent dans les quartiers refondés, ou encore les effets de l’internationalisation croissante des trajectoires individuelles et des sources du capital économique et culturel dans la captation de l’espace résidentiel et urbain sont autant de pistes à explorer.  

Cet axe invite également à interroger le statut de l’espace urbain comme ressource pour des groupes minoritaires. Des notions comme celles de « capital d’autochtonie », de « centralité populaire » ou de « quartiers ethniques » éclairent la structuration de relations et d’échanges qui offrent des ressources et des moyens de subsistance aux habitant.es d’un territoire. Quels sont les aménagements du logement et de l’espace urbain qui permettent de résister quotidiennement aux effets de la marginalisation socio-spatiale ? Les communications pourront également analyser la manière dont les multiples conflits d’appropriation de l’espace, et notamment des espaces publics, pourtant par définition ouverts à toutes et tous, sont au fondement des rapports sociaux de classe, de genre et de « race », et comment s’articulent divisions sociales et frontières spatiales, dans le quotidien comme dans le temps plus long de l’histoire des villes. On se demandera ainsi quelles sont les pratiques spatiales qui contribuent à assigner les places dans l’espace urbain. Comment les rôles sexués se recomposent-ils du domicile à la ville ? Quelles sont les formes contemporaines du « blanchiment » de l’espace urbain ? Ces dimensions pourront notamment être abordées sous un angle microsociologique, dévoilant les conflits localisés et les négociations fines qui régulent l’espace urbain et domestique.  

Axe 3 : Qui décide de l’appropriation de la ville ?

Un troisième axe de réflexion vise à restituer les conditions politiques et institutionnelles permettant de soutenir, de favoriser et d’orienter les dynamiques de la propriété immobilière et le travail d'appropriation pratique et symbolique de l'espace urbain. Le gouvernement et l'administration des villes participent en effet à la délimitation des domaines de l'appropriable et de l'inappropriable, du privé et du public. La question apparemment simple « qui gouverne la ville ? » renvoie à de multiples dimensions qu’il convient ici d’explorer. Comment se construisent, d'une ville à l'autre ou d'une époque à l'autre, les frontières et les logiques de l'appropriation de l'espace ? Quel rôle et quel pouvoir exercent, de ce point de vue, les acteurs politiques et administratifs dans le cadre du mode de régulation polyarchique qui caractérise les villes contemporaines ? Il s’agira d’interroger les formes et les outils du « gouvernement urbain » en mobilisant, actualisant ou revisitant la diversité des travaux en sciences sociales consacrés à cette question classique. Les communications pourront analyser, au moyen d'études de cas portant sur un ou plusieurs projets urbains français ou étrangers (construction, aménagement, rénovation, mais également décroissance planifiée, reconversion, etc.), les logiques et les dispositifs ainsi que les conflits et les alliances des acteurs entourant la régulation politique de l'allocation de l'espace : entre espace bâti et non bâti, entre immobilier commercial et résidentiel, entre propriété individuelle, location privée et logements sociaux, etc. Il s’agira notamment d’interroger les modalités de l'accaparement du domaine public (trottoirs, places, etc.) par des activités commerciales qui bénéficient, à la faveur de la crise sanitaire, d'autorisations d'occupation plus nombreuses et permissives. De même, le phénomène de villes privées, aux Etats-Unis comme dans d’autres pays, pourra être pris comme objet. On pourra également se demander dans quelle mesure les community land trusts états-uniens ou la création des offices fonciers solidaires en Franceentendent répondre à la crise du logement.

La complexification des normes et des règles de régulation et de planification urbaines a fait apparaître ou réapparaître de nouveaux acteurs (promoteurs, bureaux d'études, experts indépendants, sociétés de conseil, agences d’urbanisme et groupements d’architectes), qui sont directement sollicités par les acteurs publics et les collectivités locales dans le cadre de leurs projets d’aménagement. Les communications pourront étudier les pratiques, les valeurs et les représentations portées par ces nouveaux acteurs (au travers des traces écrites, discours, archives, etc.), tout en interrogeant leur rôle dans les processus de décision. L'enjeu sera ainsi d'analyser les nouvelles formes d’appropriation de la décision en ville, au travers de la promotion de nouveaux mots d’ordre et de la mise en œuvre de nouvelles pratiques de gestion et d’organisation de l’espace urbain. Le cas de la « ville intelligente » (ou « smart city ») constitue à cet égard un objet d’étude particulièrement intéressant.

Enfin, l'action des majorités et de l'administration municipales ne saurait être étudiée indépendamment de celle de leurs clientèles : associations, communities, voisinages, habitants, électeurs, etc. L’appropriation de l’espace pourra être abordée comme une praxis instituante de l’espace et de la ville, objets d'investissement et de contestation politiques. On pense ici aux atteintes à la propriété (vandalisme, squats, etc.) et à l’occupation de l’espace comme mode d’action de différents mouvements sociaux récents (mouvement des places, « zones à défendre », cabanes des Gilets jaunes, etc.). En quoi l’appropriation collective de l’espace est-elle un ressort de l’action militante ? Comment participe-t-elle plus généralement de la construction de « communs » comme voie alternative à la propriété privée et publique ? Les communications pourront également porter sur d'autres modes de participation des habitants, qui diffèrent de l’action collective et militante contestataire, comme les initiatives locales promouvant des discours et des pratiques sécuritaires (vigilantisme par ex.), ou celles cherchant à faire clôturer ou à réguler les usages des espaces publics.

Axe 4 : À qui la ville n'appartient-elle pas ?

Enfin, se demander « à qui la ville appartient » conduit à s'interroger sur les groupes qui sont exclus de cette appropriation, ou qui se tiennent en retrait des grandes agglomérations et espaces urbains (communautés politiques, militants décroissants, néo-ruraux, etc.). On pense, d'une part, à celles et ceux dont l’expérience de la ville est invisibilisée et réprimée, ou dont la position dominée ne permet de s'approprier que les friches industrielles et les interstices urbains : bordures d'autoroutes et de rocades, dessous des ponts, terrains vagues, habitat mobile, etc. Interroger l'appropriation de la ville par ses marges et par ses lieux invisibles pose la question des processus de catégorisation et d'appréciation de la valeur de l'espace et des modes de vie, ainsi que des formes d'encadrement de ces appropriations marginales, qu’elles soient illégales ou non.

D'autre part, la question des dynamiques de ségrégation se pose à plus grande échelle que la seule échelle intra-urbaine. Les effets de la crise sanitaire et des mesures de confinement sur les pratiques de multirésidentialité ont conforté les résultats des recherches sur la périurbanisation, qui soulignent notamment l'importance des mobilités résidentielles vers les espaces péricentraux et les franges des territoires ruraux, en lien avec la forte pression immobilière dans les centres urbains. Le constat de la surreprésentation des classes supérieures dans les villes et celui, symétrique, de la surreprésentation des classes populaires dans les espaces ruraux, souligne l'existence de dynamiques ségrégatives au-delà des villes et invitent à considérer la manière dont s’articulent les différentes formes de mobilité (résidentielle, professionnelle, quotidienne). L’appropriation de la ville et des ressources qu’elle propose est-elle le fait des acteurs qui l'habitent ou qui y habitent, de ceux et celles qui s’y installent et y résident durablement ou de ceux qui la traversent et s’y déplacent ? Dans ce cadre, il s’agira de porter l’attention sur les différences qui existent entre les villes et qui donnent forme à des mobilités inter-urbaines socialement différenciées, afin de mieux apprécier les possibilités d'appropriation de l'espace par les groupes sociaux selon la composition du territoire, la nature des bassins d’emplois ou encore la dotation en équipements et dessertes collectives. Au regard des mobilités contraintes et choisies notamment observables en période de crise sanitaire et écologique, il convient de prolonger la question « à qui appartiennent les espaces urbains ? » par son corollaire apparent : « à qui appartiennent les espaces ruraux ? ». Tenir ensemble ces deux interrogations peut nous conduire à revisiter cette dualité bien établie dans le sens commun et parfois rigidifiée en frontière sous-disciplinaire. D'un territoire à l'autre, dans quelle mesure les classes possédantes et dépossédées, leurs propriétés sociales et leurs relations, se recoupent-elles ? Quels effets les processus d'appropriation urbaine, tels qu'ils se déploient et se reconfigurent aujourd'hui, produisent-ils sur les territoires ruraux environnants ou plus lointains ? Sous quelles formes la tension entre « droit à la ville » et « droit à la nature », relevée dès 1967 par Henri Lefebvre, se donne-t-elle à voir aujourd'hui ?

 

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